13 février 2014

Relire La reine des pommes



En dehors de sa nouveauté, de son intrigue et de ses arnaques, La reine des pommes présente l’intérêt d’être le roman dans lequel Himes s’invente comme auteur de romans policiers. Rappelons-le : Himes n’est pas un fan de littérature policière, même s’il aime Dashiell Hammett. Faulkner et le cinéma ont eu sans doute plus d’importance dans la constitution de son champ de références. Cependant, sur la base de S’il braille, lâche-le… qu’il avait traduit (en 1949, avec Renée Vavasseur), Marcel Duhamel, directeur de la Série noire, a su reconnaître les prédispositions exceptionnelles de cet auteur.

C'est un grand plaisir de lire La reine des pommes pour la première fois. C'est aussi un grand plaisir que de le relire en appréciant la façon dont Himes crée progressivement une narration très personnelle. Par exemple, il invente dans La reine des pommes les moyens nécessaires à la focalisation efficace sur plusieurs personnages. Au début du roman, avant l’entrée en scène des deux policiers, il est un peu gêné par le couple de jumeaux qu’il a créé : le naïf Jackson et Goldy, l’escroc déguisé en bonne sœur. Pour le développement de l’histoire, et notamment pour donner à Goldy toute son importance, il a besoin de les séparer régulièrement. Les moyens employés sont d’abord rudimentaires et répétitifs : Goldy doit droguer son frère à plusieurs reprises pour pouvoir agir seul. On voit les limites du procédé. Il est remplacé dans ce même roman par une ellipse enfin maîtrisée qui libère la narration. Himes peut désormais suivre et Goldy et Jackson et les tueurs en créant l'illusion de la simultanéité.

D'autre part, le couple initial, celui des jumeaux, cède la place, au 8e chapitre, à un nouveau couple, celui que forment Ed Cercueil et Fossoyeur. "Si l'on en croit Regrets sans repentir, l'autobiographie de Himes, l'introduction des deux inspecteurs aurait constitué la réponse à la sensation d'impasse narrative dont Himes fit l'expérience après avoir écrit quelque 80 pages[1]. Dans les premiers chapitres du roman, Goldy mène l’enquête, mais le développement narratif de La reine des pommes le condamne à disparaître ; Hank et Jodie ne font que l’exécuter. Himes a-t-il, après avoir découvert une jubilation d’écriture dont il ne soupçonnait pas la possibilité, pris conscience du caractère global de la commande de Marcel Duhamel et donc de l’intérêt d’un trait commun entre les différents romans qu’il s’apprêtait à écrire ? À l’évidence, Goldy ne peut pas être ce trait commun car trop « typé » et trop amoral, à la fois escroc, indicateur de police et héroïnomane. Pour assurer la continuité et légitimer la transition, la gémellité de Jackson et Goldy, ressort des premiers chapitres, est en quelque sorte transférée aux deux inspecteurs."[2]

Les deux inspecteurs, quand Himes les crée, n'ont pas beaucoup de consistance. Ce sont des stéréotypes de flics durs à cuire et ils ne se différencient pas l'un de l'autre. On suit la maturation des deux personnages au cours du roman. Ils y occupent une place de plus en plus importante, aux dépens de Goldy et de Jackson. Enfin, les conséquences du jet d'acide dont Ed Cercueil est victime permettent de distinguer les deux hommes. Désormais, Ed Cercueil sera instable, nerveux, à la gâchette facile (trigger-happy). Fossoyeur, plus lucide et plus posé, devient de fait le leader entre les deux hommes.

La conscience que peut avoir le lecteur de La reine des pommes d'une narration qui se crée, fondement de l'ensemble du cycle, est un plaisir de lecture supplémentaire.



[1] Chester Himes, Regrets sans repentir, Folio, Gallimard.
[2] Sylvie Escande, Chester Himes, l'unique, L'Harmattan, 2013.


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